Procureur général du Québec c. Bijou Cibuabua Kanyinda, 2024 QCCA 144 (motifs de la juge Dutil, auxquels souscrivent les juges Mainville et Moore)
Avocat.e.s MMGC responsables du dossier : Sibel Ataogul et Guillaume Grenier.
La demanderesse dans cette affaire, au moment du dépôt du pourvoi en contrôle judiciaire, était une mère de trois enfants en bas âge qui avait demandé l’asile au Québec et qui s’était fait refuser l’accès à une garderie subventionnée. En avril 2018, le gouvernement québécois a modifié son interprétation de l’article 3 du Règlement sur la contribution réduite (« RCR »), qui détermine les catégories de personnes admissibles à la contribution réduite – et donc aux services de garde subventionnés. Alors qu’il avait auparavant considéré que les demandeurs d’asile titulaires d’un permis de travail (comme c’était le cas de la demanderesse) y étaient admissibles, le gouvernement estimait dorénavant que cette catégorie de personnes n’y avait pas droit. Ainsi, la demanderesse dans cette affaire, une mère de trois enfants en bas âge ayant demandé l’asile à son arrivée au Québec, s’est vu refuser l’accès à une place subventionnée en garderie au motif que les demandeurs d’asile titulaires d’un permis de travail comme elle n’y avaient pas accès pendant la période d’attente de la décision des autorités fédérales sur le statut de réfugié, la demanderesse se voyait refuser l’accès à une place subventionnée en garderie au motif qu’elle en serait exclue en vertu de l’article 3 du RCR.
Le recours cherchait dans un premier temps à faire reconnaître que l’article 3 du RCR n’excluait pas les demandeurs d’asile titulaires d’un permis de travail. Dans un deuxième temps, le recours alléguait que la Loi sur les services de garde éducatifs à l’avance n’octroyait pas au gouvernement de pouvoir réglementaire pour fixer des conditions d’admissibilité à la contribution réduite, de sorte que l’article 3 avait été adopté sans habilitation législative valide ou, si habilitation législative il y avait, que celle-ci n’autorisait pas l’établissement de catégories de personnes restreignant le droit au paiement de la contribution réduite (discrimination au sens du droit administratif). Enfin, dans un volet constitutionnel, le recours alléguait que l’exclusion des personnes demandant l’asile était inconstitutionnelle car portant atteinte au droit à l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte canadienne et l’article 10 de la Charte québécoise et qu’elle constituait un traitement cruel et inusité au sens de l’article 12 de la Charte canadienne.
La Cour supérieure a accueilli en partie le pourvoi en contrôle judiciaire de la demanderesse au motif que l’article attaqué était ultra vires des pouvoirs réglementaires du gouvernement. Elle a par ailleurs rejeté les autres moyens.
La Cour d’appel infirme le jugement de première instance en ce qui concerne les pouvoirs réglementaires du gouvernement et accueille l’appel incident de la demanderesse en concluant que l’article 3 RCR crée une discrimination fondée sur le sexe par suite d’un effet préjudiciable à l’égard des femmes demandant l’asile.
La Cour d’appel conclut que le critère en deux volets de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés de la personne est satisfait et que l’exclusion résultant de l’article 3 RCR porte atteinte au droit à l’égalité.
Dans un premier temps, la Cour conclut que la demanderesse a réussi à démontrer que l’exclusion résultant de l’article 3 RCR crée ou contribue à un effet disproportionné pour les femmes demandant l’asile en limitant leur accès au marché du travail. La Cour estime que la démonstration de l’effet disproportionné sur les femmes s’appuie sur « une preuve scientifique convaincante ».
Dans un deuxième temps, la Cour juge que cet article impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le « désavantage historique vécu par les femmes qui souhaitent participer au marché du travail ».
Étant donné sa conclusion sur la discrimination fondée sur le sexe, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’analyser les autres motifs de discrimination allégués dans la demande, soit la citoyenneté et le statut d’immigration.
La Cour conclut ensuite que le procureur général ne remplit pas son fardeau de démontrer un lien rationnel entre l’exclusion des demandeurs d’asile et l’objectif législatif allégué de circonscrire l’accès aux places subventionnées « aux personnes qui présentent un lien suffisant avec le Québec ». Elle note que plusieurs des catégories de personnes admissibles à la contribution réduite ne séjournent que temporairement au Québec et ont même parfois un lien encore plus ténu avec la province que les demandeurs d’asile. De plus, estime la Cour, le procureur général ne démontre pas que l’atteinte est minimale. Enfin, la Cour constate que le procureur général n’a relevé « aucun effet bénéfique » découlant de l’exclusion alors que les effets préjudiciables de celle-ci « ont été démontrés de manière manifeste par Mme Kanyinda, preuve scientifique à l’appui. »
La Cour décide que la réparation constitutionnelle la plus appropriée consiste à appliquer la méthode de l’interprétation large (reading in). Ainsi, elle déclare que l’article 3 du RCR « doit dorénavant se lire comme rendant admissible au paiement de la contribution réduite le parent qui réside au Québec aux fins d’une demande d’asile tout en étant titulaire d’un permis de travail ».
Cette décision est une grande victoire pour les femmes demandant l’asile, un groupe particulièrement vulnérable. La décision fait suite à deux arrêts importants de la Cour suprême concernant le droit à l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte canadienne – et plus particulièrement la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, c’est-à-dire la discrimination résultant d’une mesure d’apparence neutre, mais qui « a une incidence disproportionnée sur les membres d’un groupe bénéficiant d’une protection contre la discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue » –, soit les arrêts Fraser et Sharma, dans lesquels la Cour synthétise et peaufine les critères juridiques à remplir et la méthodologie analytique.
Le jugement de la Cour est aussi un cas relativement rare d’application de la réparation constitutionnelle de l’interprétation large, par laquelle le tribunal qui conclut à l’inconstitutionnalité d’une règle de droit ne procède pas par l’invalidation d’une disposition législative ou réglementaire, comme c’est souvent le cas, mais plutôt en transformant une exclusion inconstitutionnelle en inclusion, en déclarant comment la disposition devrait se lire. La Cour estime en effet que les conditions sont réunies pour appliquer cette réparation en l’espèce, puisqu’il s’agit de la meilleure façon d’atteindre l’« équilibre entre l’élimination de pratiques discriminatoires et la nécessité de préserver les droits des autres catégories de personnes protégées par la loi. »